On l’a vu, le suicide est un thème privilégié de l’art contemporain. Malheureusement, la réciproque est vraie.
Dans la droite lignée du succès morbide remporté par Les souffrances du jeune Werther de Goethe, l’artiste type romantique va ériger le suicide comme une fin non seulement envisageable mais digne et ambitieuse. Les éthers baudelairiens attirèrent une jeunesse bloquée entre un rationalisme forcené et industrialisé et une religion déclinante. La solution de la fin volontaire revenait à rester maître de sa destinée et à pouvoir éviter la décrépitude personnelle et la corruption d’une société rejetée. Ce mythe de l’artiste maudit a perduré et a parsemé les siècles précédents de corps perdus : Vincent Van Gogh (arme à feu), Ernst Ludwig Kirchner (persécution nazie), Arshile Gorky (pendaison), Nicolas de Staël (défenestration)....
Qu’en est-il à présent ? L’artiste est-il toujours ce « suicidé de la société » ? Nous ne nous lancerons pas dans une simple et sinistre rubrique nécrophile, ni ne questionnerons les motivations qui le poussent à vouloir « être bleu ». C’est plutôt l’occasion de s’interroger sur les relectures possibles qu’implique un passage à l’acte extrême d’un acteur devenu central dans l’interprétation et dans le rôle spéculaire qu’il joue dans notre société.
Parmi les disparitions tragiques de ces derniers mois, trois artistes ont donné une vision « vivante » du mythe romantique du héros déchu. Angus Fairhurst, retrouvé mort pendu à un arbre (geste odiniste ?) était un des « Young British Artists », pas le plus connu certes, mais certainement un des plus brillants, laissant une oeuvre protéiforme, humoristique et infiniment réflexive. De même, Jeremy Blake (auteur de la pochette Sea Change de Beck) a mis fin à ses jours après avoir retrouvé le corps de sa compagne et réalisatrice, Theresa Ducan, elle-même morte par ses propres mains. On peut difficilement imaginer plus spécifiquement romantique ou shakespearien.... Plus près de nous, c’est la disparition d’Edouard Levé qui laisse un drôle de goût. Quelques jours après avoir déposé le manuscrit de son livre Suicide auprès de son éditeur, il se donne la mort. Ces séries photographiques fictionnelles sont toutes emplies d’une quotidienneté terriblement angoissante. Il est certes tentant de relire les oeuvres de ces artistes sous la lumière de leur fin tragique : Angoisse de Levé, Pietà de Fairhurst, Angel Dust de Blake. Autant d’œuvres qui laisseraient transpirer les aspirations funestes de leur auteur. Une adéquation entre la vie et l’œuvre qui renvoie au combat de Proust Contre Sainte-Beuve. Il est sans doute dangereux de vouloir réécrire l’histoire, de se lancer dans une réinterprétation psychologique des œuvres. Pourtant, à l’instar de Sartre, on est en droit de penser que, l’acte artistique étant éminemment engageant, une trace de l’artiste affleure forcément à la surface de sa création. Mais c’est un frisson, pas un autoportrait.
Un parallèle avec l’univers du rock ne semble alors pas totalement inintéressant. Les plus grandes stars du rock qui se sont suicidées jouissent inévitablement d’une aura et d’un repositionnement de leur oeuvre dans l’histoire de la musique : Jim Morrison (si on admet que l’overdose est un suicide…) et Kurt Cobain, devenus des icônes idolâtrées, Ian Curtis et Elliot Smith, sortis glorieusement du simple succès d’estime d’un public averti. La mort décore le cadavre de l’estime de l’auteur libre, extrême, défiant dieu, insoumis. Une vision dangereuse pour les « imitateurs », mais qui fonctionne nettement plus pour les rock stars que pour les artistes. Les collectionneurs ne se suicident pas à leur tour…. Certains se frottent même les mains.
Car oui, heureusement ou non, comme l’accident incite l’automobiliste alerte à ralentir pour regarder le spectacle, le suicide pointe irrémédiablement un projecteur sur le mort. Il permet parfois de (re)lancer une carrière et l’on ne peut échapper à une récupération post-commerciale de sa mort. De manière quasi mécanique dans un premier temps puisque, la production s’arrêtant, les pièces offertes sur le marché se raréfient. Le cas typique est bien sûr le jeune décédé Jean-Michel Basquiat, star des ventes d’artistes foudroyés. La redécouverte la plus probante serait plutôt celle de Robert Malaval, exposé en grande pompe fin 2005 au Palais de Tokyo. Finalement, cette sinistre mise en lumière peut parfois avoir du bon s’il permet de remettre l’accent sur un artiste de qualité, injustement oublié. C’est le cas de l’artiste Marc Psalidas, peintre remarquable dans une esthétique empreinte de symbolisme primitif et qui mériterait pleinement de profiter, lui aussi, d’un peu du soleil froid de la reconnaissance.
L’acte ultime du suicide peut aussi être quasiment envisagé comme un acte artistique, un testament esthétique. La mort de Ray Johnson, pionnier du Pop anglais, est perçue comme un « nothing » expérimental. Rothko explore les limites du « colorfield painting » et de la couleur avec son propre sang sacrificiel. De même, l’accession de Rudolf Schwarzkogler au rang de mythe fondateur, est due à la légende sur son (faux) suicide par autocastration, relique d’une performance (Action 3). Un coup d’éclat capable de vous faire rentrer dans l’histoire.
Suicide: why be blue? – Part 2
Following the morbid success of Goethe’s The sorrows of young Werther, the archetypal romantic artist considered the suicide as a possible, worthy and ambitious end. The baudelarian ethers attracted the youth trapped between an industrialized and frenzied rationalism and a declining religion. The solution of the deliberate death allowed the artist to remain master of his destiny and to avoid the personal decay and the corruption of a rejected society. The myth of the damned artist continued and let dead bodies everywhere: Vincent Van Gogh (shotgun), Ernst Ludwig Kirchner (Nazi persecution), Arshile Gorky (hanging), Nicolas de Staël (defenestration)…
What about nowadays? Is the artist still a “suicide by society”? We are not going to do a simple and sinister obituary, or question the motivations that push him to “be blue”. We are more likely to question the possibility to reread this extreme acting out of a central character concerning the interpretation and his mirror position he plays in our society.
A comparison to the rock universe can be interesting. The greatest rock stars who killed themselves benefit from a specific aura and a repositioning of their work into music history: Jim Morrison (if we accept overdose as a suicide) and Kurt Cobain are now idolized icons, Ian Curtis and Elliot Smith exit from their confidentiality and underground respect. Death gives to dead bodies the recognition of a free author, extreme, defying god, dissenter. A dangerous vision for the “followers” but that is restricted to fans of rock stars, not artists. Art collectors do not imitate and kill themselves… they rub their hand in glee.
The suicide is an ultimate act that could almost be considered as an artistic gesture, an aesthetic testament. Ray Johnson’ death, a pioneer of English Pop Art, is perceived as an experimental “nothing”. Rothko explored the “colorfield painting” and colors’ limits with his own sacrificial blood. Rudolf Schwarzkogler reached a mythical status thanks to his legendary (and fake) suicide by self-castration, vestige of a performance (Action 3). A grand gesture that marks history.
It remains the mysterious suicides: Pollock who destroys himself in a car, Ana Mendieta, Carl Andre’s girlfriend, who is glued between murder and deliberate death, art which regularly dies, murdered by itself. No panic, considering this latter, it’s fake: not a hanging, a bungee jump…
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